La naissance d'un genre, l'aube d'un thème

Le XIXe fut un siècle d'expérimentation et de grande liberté créatrice. Bien souvent la littérature de l'imaginaire était plus porteuse de thèses surprenantes, de démonstrations divertissantes que de réel souci littéraire. Pourtant, c'est de ce tumulte créatif — d'où émergea, avec le succès que l'on sait, le fantastique  — qu'est issue la science-fiction.

Le fantastique bénéficia effectivement d'une réelle et puissante recherche créatrice tandis que la science-fiction, genre alors informe, ne recevait que les tentatives isolées d'auteurs dont les points communs étaient rarement perçus -- certains faisant figure de pionniers, songeons, pour n'en choisir qu'un, à H.G. Wells.

Les premières années du XXe siècle ne sont guère riches du strict point de vue de la réalité malmenée. Fleurissent les histoires de conquête spatiale, de robots révoltés, de virils héros sauvant l'humanité et leur belle des griffes malfaisantes d'extraterrestres, de génies du mal ou encore de monstres mutants issus des profondeurs du globe (quand ce ne sont pas les trois à la fois). Le divertissement est roi, l'évasion et l'aventure sont les seuls maîtres dans cette joyeuse et insouciante littérature de l'évasion. Les premières décades voient ainsi le développement de la science-fiction.Les pulps, magasines de faible coût aux couvertures criardes, connaissent un succès considérable. Mais les histoires publiées tiennent plus de la formule que de la réelle création littéraire. A un public avide de lecture conquis d'avance on donnait à lire des nouvelles répondant à certains codes précis. Ces derniers comprenant autant les caractéristiques de la progression dramatique du texte que le style du récit. Ces textes étaient conçus pour une grande part comme des produits de consommation. A ce titre ils ne cherchaient en rien à obtenir une quelconque reconnaissance artistique mais, au contraire, à satisfaire une demande en fournissant les textes que le public aimait lire, quitte à reproduire et exploiter à outrance les formules à succès. Les premières traces de doute n'avaient manifestement pas leur place dans cet "Age d'or" de la science-fiction.


Il faudra attendre les années cinquante pour découvrir enfin des textes questionnant le monde, ou plus exactement les fondements du monde. Pourtant ces premiers textes ne sont pas encore à proprement parler des textes exploitant, mettant en perspective, la réalité. Pour l'instant ils se contentent d'explorer le monde intérieur des protagonistes, d'entrer dans l'intériorité des personnages. N'est-ce pourtant pas un cheminement logique ? Une telle interrogation sur la réalité ne doit-elle pas d'abord tirer ses origines d'un regard critique, artistique et nouveau sur l'homme ?

Le roman d'Alfred Bester The Demolished Man constitue une date importante dans la mesure où ce livre va être le premier roman de science-fiction s'adressant à un public mature. Cet étonnant récit policier où les forces de l'ordre, dotées de pouvoirs psychiques, parviennent à prévenir tout crime va continuellement s'orienter dans des perspectives déroutantes. Un riche désœuvré veut parvenir tout de même à commettre un crime parfait. La force du roman tient à l'impressionnante confrontation entre le policier et le criminel ; l'enquête se faisant au niveau de l'inconscient et la solution se trouvant dans une analyse œdipienne des motifs du meurtrier. Avec ce livre s'offrait au public pour la première fois une exploration de la complexité d'un homme torturé. L'intrigue dépassait le cadre du roman policier de science-fiction pour atteindre la peinture d'une psyché humaine en souffrance. La science-fiction devenait lentement autre et commençait à présenter cette double identité qui la caractérise : littérature populaire, au sens de littérature du divertissement, de l'évasion et littérature codée, c'est-à-dire exploratrice, instigatrice, forme d'expression artistique.

Le code lui permettant alors de se révéler porteuse d'une métaphore sociale, de critique politique ou de pensée philosophique. La science-fiction découvrait progressivement son potentiel de liberté créatrice. Alfred Van Vogt avec sa trilogie The World of Null-A, The Pawns of Null-A, Null-A Three, mettait son personnage amnésique à le recherche de son identité. Celui-ci, Gilbert Gosseyn, découvre qu'il n'est qu'un double — un clone — de lui-même. Il va devoir suivre — de corps en corps — toutes les étapes d'une authentique quête initiatique. Quête de l'identité rendue d'autant plus poignante que le personnage doit mourir afin de pouvoir passer à un autre stade de sa personnalité. Ici, sans parler de l'extraordinaire succès de la série, le roman se penche sur le thème de la perception tronquée de la réalité. Cette perception reste certes décevante, troublante et source de conflits intérieurs, mais elle demeure finalement toujours logiquement explicable : après avoir triomphé de toutes les épreuves le héros goûte enfin à la félicité de son univers retrouvé inchangé.

Alfred Van Vogt s'intéresse moins aux troubles de son personnage qu'à sa description d'une philosophie idéale, non-aristotélicienne, et n'entraîne pas son lecteur dans les vertiges du réel. Au contraire il privilégie le mouvement endiablé du roman d'aventures. Alfred Van Vogt eut pourtant une image de précurseur, de novateur qu'il ne faut pas négliger.

Tomorrow and Tomorrow & the Fairy Chessmen de Lewis Padgett, décrit dans ce roman datant de 1951, les effets d'une équation rendant fou tous les scientifiques cherchant à la comprendre. Cette équation rend tangible la folie du personnage, la matérialise, au mépris de toutes les lois physiques et humaines. Sa victime peut voler, disparaître ou simplement être dotée de pouvoirs psychiques immenses. Mais ce récit alerte et enjoué qui se concentre paradoxalement sur le thème de la culpabilité douloureuse, ne prend pas en compte la réalité perturbée en tant que thème. Au contraire elle n'est utilisée que comme une illustration de la folie de certains personnages. Peut-être aussi comme une métaphore de l'aberration de la guerre et de la violence. Ainsi le monde de la perception n'est ni manipulé, ni manipulable, il est tout au plus transformable grâce à une invention humaine.

La réalité peut effectivement être malmenée, l'individu peut certes perdre la raison devant les spectacles indicibles qui s'offrent à lui, mais le fondement même du monde n'est pas remis en question. Si le réel vacille ce n'est qu'à cause de la folie des hommes. Et quoi qu'il arrive l'univers retrouve toujours son identité, son unité première. Sans occuper encore le devant de la scène, la notion de réalité commence cependant à intéresser certains auteurs. Peut-être grâce à la maturation assez rapide du lectorat qui a permis à un genre de se constituer, de se créer une identité. Cela est d'autant plus probable qu'au même moment les premiers textes parodiques, reprenant les codes, les trames et les situations, commencent à paraître.

What Mad Universe de Fredric Brown décrit un monde parallèle où tous les stéréotypes de la science-fiction sont vrais, tandis que Martians, go home! montrera l'invasion délirante de la Terre par des Martiens dévergondés. A chaque fois le réel est fortement perturbé, l'humour de ces incroyables inventions narratives étant la véritable intention narrative.

Consciente d'elle-même, la science-fiction put progressivement se libérer des contraintes formelles qui fit son succès, explorer ses potentialités. Le genre prenait progressivement corps ; une nouvelle génération d'auteurs allait apparaître. A la différence de leurs aînés qui avaient aidé à la constitution de l'identité du texte de science-fiction, ils étaient déjà familiers du genre. Ainsi certains thèmes qui jusqu'alors n'avaient pas été abordés allaient devenir des préoccupations majeures, la science-fiction quittait son âge d'or, elle devenait le genre de tous les possibles.