L'absence de grands textes fondateurs — dont l'influence écrasante permettrait de dater avec précision l'émergence d'une interrogation littéraire sur la nature même du réel  — a une conséquence simple et immédiate : le thème est l'émergence d'une confluence d'auteurs divers, aux points communs rares, aux parcours différents et aux approches divergentes. Autant de sources constituant un réseau de significations qui permettra d'établir une toile de fond, un décor qui se mettra progressivement en place et devant lequel surgira le motif de la réalité labile.

De lointains précurseurs

En 1818 paraissait le Frankenstein de Mary Shelley. Ce livre, cette date et cet auteur sont communément reconnus comme étant les repères chronologiques permettant de situer la naissance d'un genre qui n'en avait pas encore le nom : la science-fiction. Pour la première fois en littérature la science était au cœur même de la création, au propre comme au figuré, d'un mythe littéraire.

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Le personnage éponyme étant le scientifique que l'on sait, le roman donne la part belle à sa créature anonyme, son blasphème de "Prométhée moderne". Ce roman n'est bien évidemment pas de nature à caractériser une quelconque mise en question de la réalité. Pourtant il comporte une authentique réflexion sur l'humain et ses possibilités, ses devoirs, en un mot sa définition. Dès la genèse du genre, la science-fiction se présente ainsi comme un genre en liberté, propice à l'expression métaphorique de thèses philosophiques, sociales ou théologiques.

Une interrogation se fait ainsi obsédante : qu'est-ce que l'homme? Question qui prendra sa pleine mesure lorsque le problème de la définition de la réalité, c'est-à-dire de l'homme, trouvera sa forme littéraire. Ainsi en 1884 Edwin Abbot écrit Flatland : A Romance of Many Dimension, With Illustrations by the Author, A Square.

Un Carré y narre sa rencontre avec une Sphère, et réalise ainsi que son univers borné à deux dimensions n'est qu'une parcelle d'autres univers, se développe une interrogation sur la science, la tolérance, l'ouverture d'esprit. Mais la fable géométrique dissimule derrière sa mathématique rigueur une critique toute voltairienne d'une société et de ses codes.

A travers le destin pathétique du Carré réduit au silence parce qu'il a pris conscience d'une réalité autre — chargée d'implications sociales transparentes pour le lecteur — apparaît le thème du martyr de la vérité, thème qui ne sera pas oublié quand, quelques décennies plus tard, d'autres auteurs écriront de nouveau des histoires similaires.

Ce seront, cette fois, des textes de science-fiction. Flatland illustre de façon magistrale qu'il n'y pas une seule réalité possible. Il n'existe qu'une réalité de la perception immédiate, valorisée par un consensus fédérateur. Le drame du Carré est seulement d'avoir aperçu le réel — c'est-à-dire le relatif — aspect de son univers. L'homme n'est pas encore la source des interrogations, son rapport avec le réel non plus. Pourtant, comment ne pas sentir dans ces premiers textes les germes d'une pensée qui commençait à apparaître ?  


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