En cet Empire, l’art de la cartographie fut poussé à une telle perfection que la carte d’une seule province occupait toute une ville et la carte de l’Empire toute une province. Avec le temps, ces cartes démesurées cessèrent de donner satisfaction et les collèges de cartographes levèrent une carte de l’Empire, qui avait le format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’étude de la cartographie, les générations suivantes réfléchirent que cette carte dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’inclémence du soleil et des hivers.
Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes (1658), de J.-L. Borges, Histoire universelle de l’infamie/Histoire de l’éternité, 10/18.
Introduction
L'art ne représente pas le réel, et encore moins la réalité. Ce simple énoncé, qui semble aller de soi, est le résultat du lent cheminement qui a amené tant les artistes à revendiquer leur art pour ce qu'il est — l'expression d'un moi qui s'inscrit et se positionne par rapport au monde réel — que de critiques qui ont théorisé au courant de ce siècle les rapports de l'art et de la réalité.
Cependant essayez de vous souvenir de l'évolution de l'art pictural : de la paume d'une main s'imprimant sur la parois d'une grotte à l'icône médiévale, de la peinture académique du XIXème siècle jusqu'aux bouleversements modernes, nous ne cessons de nous heurter à la même question obsédante : comment représenter le réel ?
Cette question est fondamentale pour deux raisons: d'une part parce que nous ne nous la sommes pas toujours posés, ce qui explique les difficultés de compréhensions de représentations dont nous n'avons plus les codes, d'autre part parce qu'elle est maintenant responsable pour une bonne part de nos démarches créatrices.
La représentation du réel en littérature fonctionne grâce à des mécanismes simples. Le concept critique de Roland Barthes, l'effet de réel en est la preuve. Un texte, comme une description dans un roman de Flaubert, ne décrit pas le monde réel, il ne fait que donner au lecteur certains éléments minimum pour comprendre, apprécier et surtout imaginer le réel évoqué. Ce n'est qu'une représentation partielle qui donne l'illusion d'une globalité signifiante.
En un mot le narrateur nous donne une partie et nous acceptons de voir le tout.
Le réel ainsi représenté devient ainsi problématique et problématisé. Qu'est-ce que nous sommes susceptibles de recevoir comme garants du réel ? Prenons l'exemple d'une chambre, est-ce qu'elle sera plus acceptable si le narrateur nous parle des dimensions du lit ou du petit mur jaune que l'on aperçoit de la fenêtre?
En effet, et nous aurons l'occasion d'y revenir, le réel ainsi défini ou — mieux —construit, par l'auteur. Ce dernier donne un sens à ce qui est du domaine de l'insignifiant. Il opère des choix. Charge au lecteur de bonne volonté de percevoir et de comprendre à sa juste mesure ce sens qui lui est proposé.
Ainsi écrire une telle description implique ainsi une conception du réel. Pour chaque auteur se pose alors la question de savoir dans quelle mesure cette représentation est l'objet d'une démarche artistique volontaire ou simplement le produit culturel d'une époque.
On peut se demander si la représentation de la réalité répond à des exigences esthétiques, philosophique, idéologique, religieuses, polémiques, etc.
Comme vous le voyez, le projet est ambitieux, la route longue et le ciel un peu couvert. Mais s'il une belle promenade vous importe plus que la difficulté du parcours, je vous propose de me suivre...
Quelques cas d'espèce
Le plus simple est de se pencher sur quelques auteurs, d'évoquer quelques titres et de laisser notre réflexions se développer progressivement. Ainsi se constituera, généré par sa propre dynamique, un premier réseau de relations qui ne permettra, à terme, un jour, de réaliser une synthèse valable.
Ces auteurs n'ont pas été choisi au hasard. Disons qu'ils me semblent pour la plupart, dans leurs œuvres comme dans leurs thématiques communes ou leurs différences, sont essentiels...
Le premier constat est celui de la multiplicité des genres possibles. De l'autobiographie selon Kurt Vonnegut aux délires divergents de Philip K. Dick, en passant par les textes paranoïaques de Thomas Pynchon toute une mythologie du réel se met progressivement en place. Une mythologie ? Ces textes ne forment pas de tout cohérent. Ils n'ont qu'une même sensibilité pour seul point commun (cette assertion sera à relativiser et à préciser ultérieurement, quand le moment de faire une histoire du thème sera venu). Mais ils fonctionnent néanmoins comme un ensemble protéiforme et bigarré.
L'aspect mythique de ces textes provient essentiellement dans leur aptitude à exprimer par le biais de la fiction, voire de l'allégorie, notre réalité. Le texte mythique rend lisible, grâce au symbole, une complexité qui est la nôtre. Le recours au mythe est au sens propre comme au figuré, un éternel retour.
Les textes précurseurs.