Un thème aussi florissant en littérature, celui de la réalité perturbée, ne pouvait rester éloigné longtemps de nos écrans. A vrai dire, il est consubstantiel à un art cinématographique dont le recours à l'illusion est le fondement même.

Nous allons voir ici quels sont ces films qui remettent en question le contrat tacite passé avec le spectateur : ce que l'on va voir ne va pas forcément être ce qui est vrai. L'histoire que l'on nous raconte n'est plus forcément LA seule histoire possible : la stabilité, la certitude ne sont plus de mise. Nous n'entrons pas dans l'ère du soupçon, nous y sommes.

Le cinéma qui se révèle comme vecteur de l'illusion n'est pas une chose nouvelle, surgie ex nihilo grâce à une nouvelle forme d'expression. Il n'est en cela que le prolongement de ce que le théâtre a pu nous donner de L'Illusion comique de Corneille à l'oeuvre de Luigi Pirandello comme mise en perspective de la relation entre sa propre nature, ses codes, ses règles et le réel. Le temps de la représentation devient un moment rare et délicat où l'illusion théâtrale est progressivement exposée au vu et au su de tous. Sans entrer dans les détails de la finalité d'une telle démarche, on peut constater que ce n'est pas tant la nature du réel qui est mise en cause que la notion, ou encore le fonctionnement, de l'illusion théâtrale. Ce qui revient cependant à dire, encore et encore, à la suite de Shakespeare, qu'all the world is a stage...

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Comment fait-on pour croire que ce que l'on voit est vrai, que ces acteurs peuvent emporter notre convictions qu'ils sont rois, sorciers, en un mot, que l'on croit en l'existence de leur personnages?

La réponse la plus simple et la plus évidente que je connaisse est que l'on aime se faire raconter des histoires et que l'on aime encore plus y croire.

Encore une fois, un exemple sera le plus parlant. Citons Michel Décaudin, dans son introduction au scénario de Guillaume Apollinaire (dans L'Anthologie du Cinéma invisible de Christian Janicot, Arte Editions, 1995) :

Le 23 décembre 1907, il avait publié dans le quotidien Messidor le conte Un beau film, qui devait devenir le deuxième chapitre de L'Amphion faux messie dans L'Hérésiaque et Cie. Le sujet est pour nous d'une singulière modernité. Une compagnie spécialisée dans la réalisation de ce que nous appellerions aujourd'hui le reality show -- par exemple, le lever du lit du président de la République ou une naissance dans une famille princière --, se propose d'ajouter à son catalogue un vrai crime. On enlève un couple d'amoureux, puis un vieux monsieur distingué qu'on contraint à poignarder le jeunes gens devant la caméra. Le film a un succès éclatant et, précise la narrateur, la police ne supposa pas un instant que nous offrions la réalité de l'assassinat du jour. Nous avions cependant soin de l'annoncer en toutes lettres. Et comme un suspect qui n'avait pas d'alibi fut condamné pour ce crime et exécuté, ce fut l'occasion d'un nouveau film, où l'on assistait à la réelle exécution du faux coupable.
Thème éminemment apollinarien que ce jeu du vrai et du faux, du réel et de l'illusoire, mais en l'occurrence parfaitement fondu dans une étonnante intuition de l'imaginaire cinématographique !


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Tout aurait pu être dit dès la naissance des premières bobines... Ironie de l'histoire de l'art : un regard pertinent et fondamental sur la nature même du cinéma n'a jamais dépassé le stade de l'écriture. Pourtant les premiers films, tout à la liberté des créateurs et loin de la contingence commerciale, étaient de loin plus expérimentaux qu'aujourd'hui. Les explorateurs d'alors demeuraient fort libres. Peut-être le scandale de la sortie du film de Bunuel L'Age d'or, sera un des premiers temps forts des contraintes progressives qui s'appliquèrent sur le cinéma. Comme si, à mesure qu'il avançait en âge, la liberté créatrice devenait moins un acquis qu'un combat.

Qu'en est-il alors d'un sujet apparemment aussi peu commercial que celui de la réalité perturbée ? Par quels biais a-t-il pu surgir sur nos écrans ?

De nombreux films mettent ainsi en question leur propre nature, leur relation à l'illusion. De La nuit américaine de François Truffaut à Ça tourne à Manhattan en passant par Sunset Boulevard certains films dévoilent, avec des registres dramatiques différents, la mécanique d'un tournage, le processus créatif à l'œuvre, l'au-delà de l'écran.

Un pas, franchi par la littérature depuis longtemps, restait à faire. Non plus s'interroger sur les problèmes de la représentation, sur la manière de raconter en images, mais de porter son doute sur la nature même de ce qui est représenté, d'affronter la nature même du réel.

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