Le Prisonnier


La télévision a mis du temps à porter sur le petit écran de telles interrogations. Il est vrai qu'une approche métaphysique du rapport de l'homme au monde s'accorde mal avec un instrument qui est avant tout un moyen de communication de masse. Seul The Prisoner abordera sans compromis une telle thématique. Ce qui est sans doute une des multiples raisons qui font de cette série un véritable météore télévisuel, une éphémère tentative, inéluctablement vouée à l'échec à cause de sa nature profondément novatrice, viscéraleralement rebelle..

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Deux épisodes sont à ce titres remarquables. Dans A, B & C, le héros, drogué, va vivre et revivre en rêve la même soirée. "On" cherche une fois de plus à le faire avouer des informations en sa possession. "On" le manipule encore. Il va cependant progressivement réaliser qu'on le trompe, réussir à modifier les données de l'expérience afin de faire échouer les manigances de ses mystérieux tortionnaires. Ainsi, lors du dernier rêve, il pourra reprendre contrôle de sa personne en redressant un miroir accroché à un mur. La scène, filmée en partie en vue subjective, renvoie de façon évidente à l'au-delà du miroir d'Alice.

L'illusion ne se démonte pas, on ne peut la vaincre. Tout au plus peut-on la pénétrer et en prendre le contrôle, de l'intérieur en acceptant ses règles et codes.

Dans Living in Harmony, les deux-tiers de l'épisode suivent les mésaventures d'un shérif ne voulant plus porter d'arme (à noter que l'épisode ne comporte pas le générique traditionnel, mais sa transposition dans le cadre d'un western: l'ambiguïté du médium est ici utilisée à son paroxysme, le téléspectateur n'est même plus sûr de ce qu'il regarde...). Le shérif ne cède à aucune pression, jusqu'à sa mise à mort qui correspond au réveil du héros, dans ce qui a servi de décor et de support à son fantasme, entouré des silhouettes cartonnées de tous les personnages de l'épisode. Encore une fois, l'illusion devait l'amener à avouer.

Une dernière question s'impose : la série n'est-elle pas un rêve? Le personnage n'est-il pas fou, paranoïaque, mégalomane? L'ensemble des épisodes décrit un univers dont il est le centre, un univers hostile qui se modifie en fonction de lui. Un monde qui ne cesse de l'observer, de l'épier et d'interpréter le moindre de ses gestes.

Le dernier épisode, celui qui montre l'évasion tant attendue, renvoie l'homme libre dans un monde dont il est, à jamais le prisonnier : celui de son propre domicile (de son propre esprit?). Quoi qu'il arrive, le piège s'est à jamais refermé sur lui et il n'aura eu que l'espoir d'en sortir un jour. A ce titre on peut considérer que le Village en soi n'a jamais existé et qu'il n'a été qu'une projection d'un esprit luttant contre ses chaînes, ses aliénations, ses prisons mentales.

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Une dernière interprétation est possible. Certainement celle qui déchaîne le plus les passions et qui a assuré la pérennité de la série, l'interprétation symbolique. Si le n°6 représente l'homme opprimé, le n°2 l'oppresseur, le Village la société et le n°1 le citoyen acteur et sujet de sa propre aliénation, le monde à part qu'est le Village englobe toutes les composantes symboliques d'une oppression sociale aux rouages parfaitement huilés.

Le cadre de la série devient ainsi particulièrement littéraire. Il est ainsi défini, se définit même, comme formant un tout signifiant. Peu importe alors que le sens soit accessible ou non. Il suffit au spectateur d'accepter, peut-être à contrecœur, que le sens puisse exister, là, quelque part. Cette approche rend la série particulièrement réceptive au propre univers mental du spectateur, à ses représentations comme à ses doutes ou aspirations. Les jeux constant avec la réalité (qu'est le Village réellement? que se passe-t-il réellement dans cet épisode? que signifie réellement l'histoire que l'on vient de me raconter? etc.) deviennent ainsi des jeux avec des symboles...

Le réel peut ainsi aisément devenir autre, être labile, voire incohérent. Il devient imaginaire. Parce qu'il n'a plus de réel que sa surface sans posséder d'épaisseur, le réel selon Mc Goohan devient une boite de Pandore.